lundi, octobre 10, 2016

Omar Aktouf : Mon testament intellectuel

Omar Aktouf

Omar Aktouf, professeur au Département de management, HEC, vient de publier une contribution sous forme de lettre ouverte dans le quotidien El-Watan du 30 septembre 2016. Vu l'importance de ce texte, nous le publions ici in extenso.



 Chers compatriotes, chère Algérie

J’écris ce texte suite à une récente énième demande d’interview de ma part sur l’état des choses en Algérie, à laquelle, comme les précédentes, je ne veux plus répondre. J’écris ce «chant du cygne» pour informer que j’ai décidé de ne plus me prononcer sur ce qui se passe en Algérie, ni donner suite à aucune sollicitation de ce genre venant d’Algérie. C’est là une décision prise quelque temps après ma participation au débat CNES – experts –gouvernement il y a un an, le 22 septembre 2015. Cela est motivé surtout par le fait que j’ai l’impression, après un certain Simon Bolivar, de sans cesse «labourer la mer».

C’est ce que fait penser le sort réservé à tant d’analyses, tant d’efforts de ma part depuis des années pour décortiquer, passer à la loupe actualités nationales et mondiales, mobiliser théories et exemples, tenter de comprendre et élucider, proposer pistes et solutions… systématiquement ignorées. Ni suites ni débats. Sauf lorsque j’ai fait toucher du doigt l’ineptie de certaines «grandes théories US» mises de l’avant par certains de nos «experts» dument adoubé par le Grand Occident et adoptés par nos «élites». L’unique fois où mes propos ont conduit à débats, cela a été bien plus pour me soumettre à lynchage en règle, que pour faire avancer quoi que ce soit.

Je suis découragé de voir mon propre pays me traiter avec un tel dédain, tandis que presque partout ailleurs, de la Tunisie au Brésil, en passant par le Maroc, France, Allemagne, Colombie, Mexique, Pérou, Équateur… je suis sollicité, invité, écouté, respecté. Je suis las de continuer à tenter de donner à mon pays pour ne recevoir en retour qu’indifférence - sinon mépris- ce que d’autres sollicitent, reconnaissent et apprécient. Je suis las de voir notre peuple maintenu au niveau de préoccupations tellement basiques qu’il ne songe même pas à lever la tête ou la voix ou le ton.

Je suis las de ne le voir prêter aucune attention aux cris que -avec d’autres- je lance inlassablement. Je suis las de voir notre pouvoir et ses commensaux faire la sourde oreille et «laisser braire» l’idiot utile qu’il me semble être devenu. Je suis las de voir fleurir au grand jour, au nez et à la barbe d’un peuple spolié jusqu’à l’os, une nauséabonde complicité entre milieux d’affaires, milieux véreux du pouvoir, et certains milieux dits intellectuels, y compris de la diaspora. Je n’en voudrais comme exemples édifiants que le si opportun soutien du FCE au «quatrième mandat».

Ou encore les révélations du journal français Le Monde (26 juillet 2016) sur les sordides dessous –passe-droits, grosmonopoles protégés… de l’édification du plus énorme de nos groupes industriels, que tant d’«experts», «journalistes» et «analystes-intellectuels» vantent comme le plus louable fleuron algérien de «l’initiative privée», du «leadership entrepreneurial», de la «liberté d’entreprendre» et de la «saine concurrence» ! Je suis las de tant d’hypocrisies élevées au rang de magistrales leçons managériales-économiques, las de voir glisser comme eau sur plumes de canard les gravissimes révélations des Panama Papers, dévoilant pourtant à quel point nos «élites» politiques et économiques (petite pointe de la pointe visible de l’iceberg ?) se gavent en toute quiétude des fruits de notre pétrole.

Je suis las de faire analyses sur analyses, interviews après interviews, publications après publications, conférences après conférences, pour n’en voir ressortir que… rien ! Pourtant, ce ne sont pas de mes prédictions et avertissements ultérieurement confirmés par les faits qui manquent, à commencer par la «décennie noire» (dans Algérie entre l’exil et la curée) et les dégâts de la mondialisation néolibérale (dans La Stratégie de l’autruche).

Il semble qu’un peu tout le monde en notre pays s’accommode de la situation. Résignés, repus,tirant leur épingle du jeu, ou soumis. Mon impression est que peuple, pouvoir, élites, oppositions… ne désirent ni voir ni entendre, ni écouter. Tout le monde cède devant les sirènes de la libre entreprise et du néolibéralisme qui ont infiniment plus de porte-voix que je ne puisse en rêver. À commencer par les paraboles.

Le Goliath algérien qui se dresse devant le David que je suis est devenu titanesque. Je baisse les bras et range mes lance-pierres.
Pourtant, je voudrais tenter une ultime argumentation quant au caractère absolument létal des théories économiques-managériales dominantes : néoclassique et néolibérale. Ce qui dépasse largement, mais inclut, le cas algérien. Ceci sera mon testament et mon chant du cygne quant à mes contributions à l’analyse de ce que devient ou deviendra notre pays.

Cet argument (détails et démonstrations dans La Stratégie de l’autruche) que je devais soulever lors du «débat-CNES» de septembre 2015 (mais que j’ai remisé pour raison de temps et d’aléas techniques) tient essentiellement en l’usage d’éclairages de sciences fondamentales pour comprendre pourquoi le couple économie-management dominant (à la US) ne tient pas (euphémisme) ses promesses de prospérité pour tous.

Sortant, suivant le légendaire conseil d’Einstein, du raisonnement économique pour comprendre pourquoi il y a des problèmes économiques. Et appliquant des éclairages venant de la biologie, de la biophysique et de la thermodynamique, il devient aisé de réaliser que le pivot de la logique économique dominante est irréaliste et destructeur (ce qui dure depuis près de deux siècles, dès l’avènement de la pensée néoclassique) : le principe de croissance infinie, appuyé sur celui du marché autorégulé.

Partons du constat scientifique fondamental que tout n’est, in fine, qu’énergie : matière, travail, carburant, électricité, machinerie… Et même argent et capital – ces derniers n’étant que «du travail cristallisé» sous forme monétisée : nulle unité monétaire ne saurait «circuler» sans avoir été, d’abord, la rémunération d’un travail quelconque, effectué quelque part.

Le travail étant de l’énergie, l’équivalence argent-capital-énergie est évidente (le raisonnement est tout aussi valable pour l’argent produit par l’usure, l’intérêt : voir livre cité plus haut). Il devient donc légitime de se poser la question de savoir d’où provient la quantité d’énergie dénommée «profits» (en tant que quantité monétaire qui n’est, à la base, que portion du paiement du «travail global» à l’origine de ladite valeur ajoutée, qui est à l’origine dudit profit…).

Quelques connaissances en physique et en thermodynamique nous font vite réaliser que nous ne savons faire qu’une chose et une seule avec l’énergie : l’extraire et la détruire ! Irréversiblement. Nul ne sait fabriquer, ni créer, nulle énergie : in fine, puisque tout est énergie, non seulement nous ne créons absolument rien (nous transformons, ce qui est d’abord destruction) mais nous dégradons toujours plus en rapport de ce que nous prétendons créer.

Prenons un exemple simpliste : le boucher qui transforme des bovins en biftecks et les vend avec «valeur ajoutée», crée-t-il ses profits ? (on peut aussi bien prendre comme exemples le bûcheron avec les arbres, ou la pétrolière avec le pétrole…). Si le boucher créait le profit qu’il réalise avec des biftecks, cela voudrait dire qu’il crée la viande. Puisque c’est avec de la viande qu’il gagne de l’argent. Ces biftecks et cette viande ne sont pourtant que destruction de vaches transformées en biftecks, alors que nul boucher ne sait fabriquer une vache.

C’est la destruction systématique et irréversible (on ne peut refaire une vache à partir des biftecks) de vaches qui fait les profits. On sait par ailleurs que nulle source d’énergie ne peut être utilisée à 100%... il y a donc, dans toute transformation, plus de pertes que de dits gains, en termes bio-physico-écologiques nets.

Les «profits» du boucher, c’est la destruction de la vache additionnée aux déchets de la même vache jamais utilisés, additionnés aux innombrables autres énergies qui ont été utilisées depuis l’élevage de l’animal jusqu’à son étalage sur un comptoir à steaks. Il y a en fait, du point de vue des sciences de la vie et de l’univers, à l’inverse de ce que prétendent les «sciences» économiques et managériales, toujours plus de pertes que de gains. C’est ce qu’on dénomme «boucles de rétroactions positives» : l’inverse des boucles de «rétroactions négatives» qui régissent la vie, la nature et l’univers, et qui ne sont que constants fragiles équilibres homéostatiques.

En bref, cela veut dire que notre monde marche sur sa tête depuis pas loin de deux siècles en admettant l’idée folle que, contrairement à tout ce qui fait nature et univers -les équilibres-, l’économie, elle, (avec son éternel complice le management) peut s’en passer en visant un déséquilibre aussi constant qu’exponentiel : la croissance infinie des gains et profits… dans un monde fini ! Ce qui peut en être déduit est imparable : il ne saurait y avoir croissance en un lieu que s’il y a décroissance toujours plus grande ailleurs (effets cumulatifs du principe de non-usage total de l’énergie).

Cela signifie qu’il n’y a croissance du PNB aux USA par exemple, que parce qu’il y a dégringolade –constante et toujours plus importante – de la qualité de vie des plus démunis, des Amérindiens, des Noirs, de la Nature…; que parce qu’il y a destruction de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Syrie, de la Libye… hyper pauvreté en Afrique, en Asie… réchauffement global, étouffement des océans, hausse des chômages, des inégalités, des conflits. La boucle de rétroaction positive du profit et de la croissance s’alimente d’une autre qui, elle, forcément, s’accélère plus vite : celle de la dégradation exponentielle de la qualité de vie du plus grand nombre et de la nature.

Il ne peut y avoir augmentation d’usage de l’énergie en un lieu quelconque de notre monde, sinon en en privant d’autres lieux, d’autres êtres, d’autres créatures, d’autres sociétés : le gain d’énergie des uns - croissance- se paie par un «transfert», une perte toujours plus grande d’énergie des autres : appauvrissements, sécheresse, disparition d’espèces, guerres, famine, épidémies, désertification… (Conséquences inexorables du principe de non-usage total de l’énergie et du 1er principe de la thermodynamique : la constance de la quantité d’énergie à l’échelle de l’univers).

La seule issue, comme je ne cesse de le crier depuis des décennies, est de renoncer aux létaux principes de l’économie néoclassique et néolibérale, qui dominent notre planète depuis déjà trop longtemps. Aller vers ce que d’aucuns dénomment (et prônent un peu tard) «croissance zéro», «économie de la décroissance», «économie circulaire»…

Nul besoin de savants calculs ou statistiques pour se rendre compte que tout, et partout en ce monde, ne fait que se dégrader de jour en jour. Chaque dollar supplémentaire de profit, ou de hausse du PNB, fait chaque jour plus de dégâts que la veille : chômage, pauvreté, injustice, pollution, dégâts climatiques, violences sociales, disparition d’espèces par milliers, etc.

Faut-il être à ce point aveugle pour ne pas voir que pour chaque pseudo «création», il y a toujours plus de destructions ?  C’est exactement ce qu’indique l’indice Earth Overshoot Day (calculé par l’ONG américaine Global Footprint Network : c’est le jour de l’année où nous épuisons tout ce que la Terre ne peut donner qu’au bout de 12 mois, depuis l’eau jusqu’au pétrole en passant par le blé, le poisson, les arbres… et tout ce qu’on voudra…) qui recule chaque année davantage.

En 1970, c’était le 23 décembre, en 1993 le 21 octobre, en 2003 le 22 septembre, en 2015 le 13 août et en 2016 le 8 août. Cela signifie que, depuis le 8 août de cette année, nous vivons sur 5 mois de «crédit» pris sur ce que la terre ne donnera qu’en 2017 ! Le jour où cette date arrivera au 1er janvier, il n’y aura plus de planète viable, ce que certains prédisent pour les horizons 2030-2050. Il y a plus que feu en la demeure. Mais la «science» économie-management ne peut expliquer ni comprendre cela puisqu’elle confond hausse de richesses en numéraire avec usage efficace des ressources de la terre.

Ce sont des sciences fondamentales, comme la biophysique et la thermodynamique qui nous expliquent comment chaque transformation de la nature en 1 $ de dite «richesse» monétisée, n’est en fait que destruction de l’équivalent de nombre de fois (impossible à estimer) plus d’équivalents $ de ce que la terre a donné pour cette transformation. C’est cela qui explique l’accélération du Earth Overshoot Day, et c’est cela qui explique aussi le fait que toutes les pseudo-théories du rattrapage ne sont que poudre aux yeux et impossibles chimères. Le prix à payer pour les (si relatifs) «progrès» de la Chine, du BRICS… c’est l’hyper pauvreté de pans entiers de leurs citoyens, les hyper-dégâts à leurs milieux naturels, à leur climat...

C’est aussi l’extrême pauvreté de l’Afrique, le chaos du Moyen-Orient, l’Europe qui s’enlise, l’Amérique qui stagne malgré la multiplication de ses invasions pétro-impérialistes… Tout cela sans parler de la fonte accélérée des banquises et des pergélisols en Sibérie, Toundra, Taïga, Laponie. Libérant à la fois des mégatonnes de méthane qui accélèrent les dérèglements climatiques, et des bactéries et des virus revenus d’autres âges comme ceux de l’anthrax qui décime troupeaux de Rennes et Sibériens, ceux de la variole, de la lèpre, du typhus, de la peste bubonique…

Au moment où j’écris ces lignes, nous vivons avec plus que l’équivalent de 1,6 fois notre planète. Si l’Afrique «rattrapait» aujourd’hui le niveau de vie du Canada, il nous faudrait immédiatement, selon des rapports de l’OCDE, deux ou même trois planètes ! Combien en faudrait-il si l’Afrique s’amusait à rattraper le niveau des USA… ou de la Suisse ?

Mon désespoir face à ces «science» économiques-managériales psychopathiques dépasse de loin, on le comprend, le seul cas algérien. La question ne se pose plus guère en termes de théories, modalités ou modèles, elle se pose en termes de changement radical de paradigmes. La chose la plus intelligente à faire avec la finance (j’ai eu maintes fois l’occasion d’expliquer comment la finance est l’ennemi de l’économie et comment la crise de 2008 qui n’en finit pas s’alimente de la spirale «pensée néolibérale qui veut guérir les maux du néolibéralisme») c’est de fermer immédiatement toutes les bourses et nationaliser toutes les banques du monde (voir Islande et… Suisse qui étatisent ou enlèvent aux banques privées le droit de création monétaire ! Voir : Priver les banques du pouvoir de création monétaire, un remède suisse et islandais contre les excès bancaires. Avec le PNB, c’est non seulement d’en stopper d’urgence la croissance, mais d’en organiser la baisse partout où l’on vit au-dessus des besoins essentiels.

Voilà le combat intelligent que nos élites, en Algérie et ailleurs, devraient mener, pas celui du continu et suicidaire «comment enrichir plus les riches», sous prétexte que «le marché» transformera leur enrichissement en emplois, en services, en bien-être commun ! Mais… qui est prêt à écouter ce discours ? A faire l’effort de le comprendre ? A en faire une plateforme d’économie politique ? Une plateforme électorale ?

L’écrivain-philosophe, Upton Sinclair, m’aide à conclure cet ultime cri par cette magistrale formule : «Il relève de l’impossible que de tenter d’expliquer quelque chose à quelqu’un dont les intérêts et les émoluments dépendent précisément du fait qu’il n’y comprenne rien !»
L’économie dépend de l’écologie et non l’inverse : à quand un miracle pour l’admettre et l’appliquer ?

Omar Aktouf

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