mardi, janvier 22, 2019

L’Alger du jeune étudiant que j’étais

La Brasserie d'Alger

Voici un témoignage écrit par Kennouche Tayeb paru dans El-Watan du 21 novembre 2018. Un article émouvant pour celles et ceux qui, comme moi, ont connu un certain Alger des années 70. La nostalgie y est forcément. 


Je ne suis pas né à Alger. J’ai habité cette ville au début des années soixante-dix, j’occupais la chambre L25 de la cité universitaire de Ben Aknoun que chaque soir je regagnais, tard, par le dernier bus de Gun Hill qui partait de la Grande-Poste. C’était juste avant l’aube, sous les arcades du front de mer, proches du square Port-Saïd, au café Terminus qu’allait commencer mon histoire avec Alger.

Devant un café-crème et un croissant non entamés, j’ai assisté, presque endormi, mais surtout enchanté, par la naissance d’un jour nouveau qui, par petites touches de clarté, m’offrait, avec beaucoup de délicatesse, en ce début d’automne, toute la lumière intime de cette ville qui sortait fraîche de son sommeil.

C’est à cet instant, je m’en souviens encore, que m’était revenu, clair à l’esprit, pourtant bien endolori par un interminable voyage par train de nuit, le fameux film Pépé le Moko de Julien Duvivier, où j’ai eu l’audace de trouver excessifs les propos du poète Himoud Brahimi (dit Momo), qui disait à son ami d’enfance, le comédien Allel El Mouhib : «Il ne faut pas moins de quatre générations pour avoir La Casbah dans ses veines et il faudrait toute une éternité pour devenir Algérois.» Il a suffi pourtant que je rencontre, pour la première fois, El Bahdja (1), pour la sentir collée depuis toujours, belle et rebelle, à ma peau.

Je suis d’une vieille famille citadine que les humeurs de l’histoire ont fait longtemps «nomadiser» de ville en ville. Béjaïa, Tébessa, Constantine, Guelma, Annaba auront été les pauses de cette transhumance urbaine qui, à l’est du pays, s’est donné la forme d’un joli croissant de lune.

De sainte en saint, de Yemma Gouraya à Sidi Bensaïd, de Sidi Rached à Sidi El Hadj Embarek et à Sidi Brahim, ma famille a continué dans une ferveur sereine, jamais interrompue, son tasbih (2) amorcé depuis sa première ziara 3) rendue aux wel’yas essal’hin (4) protecteurs des cités.

Je devais ainsi, sur les conseils de ma mère, ajouter Sidi Abderrahmane Et-Thaâlibi (5) à cet itinéraire pavé de piété, en rendant visite à son m’quam (6) pour entrer à Alger, par sa porte et son seuil, béni et protégé. Et depuis, je suis dans la liberté d’être l’heureux prisonnier de cette magnifique citadelle, qui a accepté de perdre tous ses remparts pour accueillir dans l’hospitalité de ses cinq portes ouvertes le visiteur que j’étais, l’invité que je demeure.

Aujourd’hui, je ne suis même pas étonné de réaliser qu’elle ait pu me faire oublier la douceur toute méditerranéenne de la vie, festive et rieuse à Annaba, qui, pourtant, a laissé intact sur mes lèvres le goût délicieux d’une friandise orientale aromatisée de cannelle et de clous de girofle.

Alger, de manière subtile, m’a fait passer des arômes des épices aux fragrances des senteurs où mesk ellil (7) arrogant dans son parfum capiteux, venait, ponctuel tous les soirs d’été, quand s’allument les réverbères, la draper d’une sensuelle pudeur. La nuit, quand toutes les étoiles prennent la forme d’un tendre sourire, Alger ressemble, fidèle, à ses cartes postales. Elle est séduisante dans sa candeur et jolie dans son humilité. Elle est surtout captivante jusqu'à l’aube qui, pour la tirer de son sommeil cotonneux, la vaporise d’un frais nuage sucré de fell (8) et de jasmin.

J’ai appris à l’aimer dans ses boulevards comme dans ses avenues où je cherchais dans des déambulations circulatoires, à me perdre dans le but de me retrouver, enfin apaisé, dans le confort des rêveries qu’elle savait m’offrir pour me consoler d’un sentiment d’exil qui, parfois, venait à l’improviste me saisir.

Elle savait, aussi, se faire coquette à sa façon, pour le promeneur solitaire qui monte ou descend ses rues étroites et tortueuses où, de sa main verte, elle accroche en cascades des guirlandes de glycines, des grappes de soleils minuscules aux branches des mimosas et sur les murs qui ceinturent les jardins en fleurs fait serpenter des tresses de nwar lahchiya.

J’ai vécu dans cette ville bien des saisons fécondes qui, sur mon visage, ont donné à la vie ses plus beaux sillons. J’ai voyagé si peu dans le monde, mais tellement à Alger. Ce n’était pas la peine d’aller si loin, car aux Trois-Horloges je découvrais le lieu où, par un mystère heureux, la terre rassemblait ses cinq continents. Cette place a vu tant de vies se côtoyer, se croiser, se mélanger, se séparer et souvent même se déchirer. Elle est le lit d’un oued où ont choisi de s’arrêter des pierres qui ont tellement roulé.

Paris est fier de sa tour Effel, Rome de son Colisée, Le Caire de ses pyramides, New York de sa statue de la Liberté, mais Bab El Oued n’est presque rien sans ses modestes horloges que je ne pense pas avoir vues un jour fonctionner. Mais, jamais, elles n’oublient de se mettre à l’heure pour célébrer en rouge et vert les victoires du Mouloudia(9) sur «ouled Soustara» (10).

C’est dans ce quartier, qui fut pour beaucoup une véritable école où s’enseignait la vie, où moi-même, j’ai fini par apprendre que le malheur pouvait être pris à la rigolade et l’amour au tragique. C’est ici que pouvait se trouver l’ailleurs et c’est là où la noblesse de l’âme commandait aux hommes de cacher leur peine et leurs soucis derrière l’insolent défi d’un éclat de rire. C’est l’endroit où, malgré la foule, on marchait plus vite que partout ailleurs .On y chantait plus juste, mais on y parlait plus fort.

Tout en rondeur dans la forme, mais très en finesse dans le fond, l’accent du parler algérois sentait l’iode et le sel dans la bouche des hommes pour qui les mots sont des coquillages ramassés tout au long d’une mer très proche qu’ils savaient écouter. Alger se limitait aux alentours immédiats de mon cœur. Ce que je perdais de son vaste territoire, je le gagnais dans la profondeur de son intimité qui a fini par donner à mon regard sa couleur.

Serai-je devenu autre chose que le reflet de ses décors ? Je suis fait de ses nuits d’or et de velours et de ses aubes d’argent et d’organza. J’ai fini par avoir son visage. Je porte ses pigeons comme le turban d’un dey(11) sur la tête, ses poissons au fond des yeux, l’appel à la prière de ses muezzins au creux de l’oreille, dans le cœur le gémissement sourd de ses douleurs muettes et l’éclat franc, jeune et éclaboussant de ses joies.

Toutes les journées commençaient dans la sérénité qui vient des belles certitudes. Chaque matin, tout était en place. Le soleil dans un ciel sans nuages, les barques et les bateaux sur une mer sans vague, les mouettes qui naissent des mouchoirs que l’on agite à leur départ et la rumeur fluide et vagabonde qui sort des petits bistrots pour se faufiler, alerte, dans les cafés chahuter, avec respect, les voix suaves, chaudes, éraillées, cristallines et entraînantes de Meriem Abed, que sa chanson Bahdja medinet El Djazayer rendait plus belle encore, de Fadela Dziria, la fille de djenan beit el mel (12), la diva du hawzi (13) et de l’élégance dans sa façon de porter le quouiat (14), m’harmet leftoul (15) et khit errouh (16), de Amar El Achab au charme ténébreux, d’El Hachemi Guerrouabi, jeune et beau, chantant pour Erryam(17) et de Mahieddine Bentir qui prenait les jeunes sur sa chanson Scooter pour semer la joie de vivre dans les rues d’Alger. J’ai vécu d’affection et de musique avec ma mère mélomane.

Je fus musicien et chanteur à certaines de mes heures et il m’avait semblé avoir troqué le son alerte et limpide du piano de Mohamed El Kourd (18) pour le mandole agréablement pleureur d’El Hadj M’hamed El Anka (19) qui se lamente pour Lahmam (20). Je n’ai rien perdu au change. Le malouf (21) qui n’a jamais cessé de bercer ma vie venait au contraire de trouver dans le chaâbi (22) de vraies notes de bonheur.

L’air d’Alger était musical et même le silence avait envie de chanter. Pour l’amour de la musique, Alger s’est même faite cage pour emprisonner le chant triste et gai du chardonneret qu'elle a su rendre plus beau et plus émouvant encore depuis, qu'avec la voix rocailleuse d’El Badji, elle a choisi de l’appeler El Moknine Ezzine (23).

Alger n’a pas seulement dans ma tête la forme d’un kiosque à musique. Je la porte aussi à la façon d’un musée, où les personnages ne sont pas faits de cire, comme ceux de Grévin à Montmartre, qui sont figés dans leur grandeur nature. Les miens sont vivants. Étrangement, je les vois bouger et quand je ferme les yeux, voilà qu'ils se mettent à parler.

Je suis rue Charras, au Centre culturel universitaire face au cinéma Le Capri. Je sais que nombreux sont mes amis qui gardent de Carmen le souvenir de sa générosité maternelle qui, chaque matin sentait bon le pain frais et le chocolat chaud. Comme je suis sûr, également, que beaucoup d’entre eux conservent intact, dans leur mémoire, le comportement d’acrobate ô combien taquin de la coqueluche du cercle Taleb Abderrahmane : Maurice, le garçon de café virtuose de la cynia (24) d’argent.

Comme je sais que certains se souviennent encore de la naïveté toute enfantine de Philippe, le titi algérois qui, durant toute la journée dans la cour de Omar Racim et dans le jardin botanique de la faculté, croyait par ses chansons de pop et de rock'n'roll rivaliser avec Djamel Amrani (25), cache-nez rouge autour du cou, sourire espiègle au coin des lèvres, déclamant ses poèmes aux oiseaux, au vent et aux filles qui avaient pour lui le sourire émerveillé et fraternel de Leïla Boutaleb (26) qui, chaque soir à minuit, dans son émission, nous donnait le micro pour faire résonner nos cœurs ouverts dans les couloirs fermés de la radio.

Mes camarades étudiants pouvaient être du Lotus comme d’autres du Coq-Hardi, du Névé, du Bristol, de la Taverne, du Charleston ou même du Marhaba, moi j’étais de la Brasse (27) comme on est d’un pays et j’y reviens pour entendre la voix de Gaspard, personnage célinien, toujours avec son air faussement austère, héler Champion son compère de derrière le long et massif comptoir. Je m’étais souvent demandé si Gaspard n’était pas un sobriquet tout droit sorti d’un poème de Verlaine, où le poète se demandait s’il était venu au monde trop tôt ou trop tard.

Sans hésitation aucune, je pense être venu à Alger au bon moment pour connaître Champion dans ses habitudes têtues d’occuper la terrasse vitrée à la manière d’un boxeur évoluant sur le ring d’un pas sûr et agile. Comme toujours, il reste sourd à l’appel de ses clients. La parole haute et le geste large, il continue, imperturbable, de nous raconter pour la millième fois, sans l’oubli du moindre détail, le KO qui a fait gagner une autre prestigieuse médaille à Cherif Hamia, son héros.

La Brasse était l’endroit qui permettait à Alger d’être cosmopolite et noctambule, à l’image des capitales. C’était un espace exigu, qui rassemblait tout le pays dans la vaste diversité de ses origines, qui venaient brasser des idées généreuses  que le printemps, pressenti pas trop loin à l’époque, promettait de féconder en riches moissons.

C’était pour beaucoup d’entre nous un des rares endroits où nous pouvions rêver debout, en riant, en chantant et même souvent en titubant aussi. C’était pour nous tous le lieu où palpitait de façon jubilatoire le cœur pas encore meurtri d’Alger. Mais nous étions tous faits des mêmes images.

Nous portons sur nos rétines les stigmates de tous les films cultes que la Paramount et sa sœur jumelle, mais néanmoins rivale, la Metro-Goldwyn-Mayer, nous ont fait «biberonner» durant des années. Mais la découverte de la Cinémathèque avec Monsieur Karèche, allait désencrasser la vision que nous avions alors du monde.

Tel un magicien, il nous ouvrait les rideaux pour nous faire voyager dans des contrées insoupçonnées. La Cinémathèque devenait pour nous l’utérus obscur et fécond qui nous permettait de connaître, chaque dimanche matin, un nouvel enfantement à la vie.

C’était l’époque où nous étions, également, faits du même papier. Si la Seine coule à Paris entre les bouquinistes, la rue Didouche Mourad traverse le centre d’Alger entre des librairies toujours bien achalandées dont le nombre dépassait celui des universités que comptait le pays. C’est de ces lieux qu’est sortie, humaniste et enthousiaste, la génération «Maspero» de laquelle il me plaît aujourd'hui de me revendiquer.

Cependant je sais, Alger, que tu es là, quelque part encore, même si c’est le vieil hiver qui continue de te dérober tes jeunes printemps, qu'importe, car il me suffit de fermer les yeux pour voir que ton jasmin mystérieux n’a jamais eu pour moi de feuilles mortes. Je fermerai cependant les yeux, noircis par tant de douleurs criées et décriées pour te ressusciter, fantomatique dans ta blancheur. Je sais que plus rien ne viendra te perturber dans la légèreté du tulle que tu as choisi pour envelopper tes lourds silences.

Personne n’est en mesure aujourd'hui de te redonner le goût que tu avais pour les boqalat (28) allusives et divinatoires qui, des terrasses des maisons de La Casbah, les nuits du Ramadhan après la prière d’el îcha (29), faisaient monter vers la lune en cristal et en porphyre la voix des femmes faite de rimes trempées dans le miel et encensées de sept parfums (30). Ému par la beauté évanescente de cette poésie, le ciel devient lisse et ajouré comme une dentelle de soie sur laquelle Omar Racim (31), avec son imagination lumineuse, aurait brodé, tout en miniature, la porte qui s’ouvre sur le paradis perdu.

Le ciel d’Alger ne ressemble pas à celui de New York que Jean-Paul Sartre avait trouvé beau parce que les gratte-ciel le poussaient encore plus haut. Il est, au contraire, bas pour que le soleil dore de sa chaude lumière les grains de couscous que les femmes font sécher sur les terrasses. Tout à Alger se révèle, en somme, à la bonne hauteur qui sied à l’humilité.

Si d’aventure certains assimilent la nostalgie à une perversion répréhensible, qu'ils aient alors l’indulgence d’accepter que, parfois, nous la sollicitions pour effectuer un pèlerinage mémoriel dans les mausolées de l’histoire.

Boualem Sansal disait, dans L’éloge pour la mémoire et quatre mille et une années de la nostalgie : «La nostalgie est comme la spéléologie, une démarche risquée, on entre en soi, on avance pas à pas dans la profondeur de son âme, de sa mémoire, de son histoire, avec toujours l’espoir d’atteindre le fond et de pouvoir retrouver le chemin du retour.»

C’est dire, en somme, que ce souvenir est un acte qui fonde une quête des origines, une quête des racines, une quête de soi, surtout si l’on considère que renaître à soi a pour effet immédiat de mieux se connaître. Ai-je donc écrit pour retrouver cette ville ?

Je ne sens en moi tapie aucune forme de regret. Je m’attache fort peu à ce que fut avant. Je découvre seulement que je suis d’Alger et que je la porte en moi comme une ville intérieure, où il fait bon vivre une certaine sensation d’intemporalité, où différentes époques se superposent pour rendre possible ce que Nietzsche appelait «l’éternel retour».

Mais je sais que j’aurais été Targui sous un palmier, druide sous un chêne et si par un coup de vent l’un ou l’autre s’était mis à tourner, je sais que je serais devenu derviche aussi. Alger est une étoile filante bleue à la traîne blanche. N’oubliez pas de faire un vœu quand vous la voyez passer.

(1) J'aurai à revenir sur les notes relatives aux mots algériens. 

1 commentaire:

  1. Merveilleux témoignage de Kennouche Tayeb, tellement bien écrit et d'une grande culture, récit passionnant que je ne me lasse pas de le lire et le relire

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