mercredi, juillet 03, 2013

François Chavanes : « Albert Camus - Il faut vivre maintenant »



Le 11 avril 1992, François Chavanes (1)  a été l’invité de la radio Alger Chaîne III et j’ai eu le plaisir de l’interviewer à propos de son livre « Albert Camus, il faut vivre maintenant » (2).

L’œuvre d’Albert Camus est toujours actuelle. Elle demeure un lieu d'interrogation et un message d'espoir pour notre temps. Camus nous dit qu'« il faut vivre maintenant et cesser de désespérer ».
 
Il n’est pas possible de rapporter ici l’ensemble de cette interview qui a duré quarante minutes. Voici quelques extraits publiés dans la Semaine religieuse d’Alger.

MB : Dans votre livre, vous écrivez qu’Albert Camus était à la recherche d’une règle de conduite. Pourriez-vous nous parler de cette recherche ?

F.C. : En effet, Albert Camus était à la recherche d’une conduite. Il prenait des résolutions qu’il consignait dans ses notes. Cette règle, par exemple : « chercher d’abord ce qu’il y a de valable en chaque homme » ou cette autre relative à son travail d’écrivain : « le temps, ne pas le perdre; travail à heure fixe, continu, sans défaillance ». Mais l’ambition de Camus ne se limitait pas à la formulation de quelques résolutions personnelles. Il était à la recherche d’une règle de conduite à caractère universelle, valable pour lui et aussi pour d’autres. Non-croyant, n’adhérant à aucun système philosophique, ce ne fut ni dans une foi religieuse, ni dans une conviction idéologique qu’il trouva ce qu’il cherchait. Il le trouva dans une expérience personnelle, celle de son engagement dans la résistance française au nazisme. Il ressentit une révolte violente, instinctive, qui lui fit dire à la fois « non » au nazisme et « oui » à ceux qui en étaient les victimes. Il reconnut qu’il y avait dans ces dernières une dignité qui aurait mérité d’être respectée. Cette découverte lui permit de formuler une règle de conduite universelle. Il l’exprime en ces termes que tout homme devrait pouvoir redire après lui : « À moi seul, dans un sens, je supporte la dignité commune que je ne puis laisser détruire en moi-même ou dans les autres ».

En formulant une telle règle de conduite, Camus reconnaît que les actes humains ne sont pas indifférents (ce qu’il avait admis dans ses premiers écrits). Les actes humains ont une valeur morale. Il ne suffit pas que je décide qu’un acte est bon pour qu’il le soit. Un acte est bon, objectivement, s’il permet la promotion de la dignité humaine en soi et dans les autres. Un acte est mauvais, objectivement, s’il provoque la destruction de cette dignité en soi et dans les autres.

Celui qui accepte une telle règle de conduite doit vivre pour la justice, c’est-à-dire pour ceux qui subissent l’injustice, ceux que Camus appelle « les humiliés ». Cela est très exigeant. Ainsi Camus écrit : « la révolte ne peut se passer d’un étrange amour » (l’amour qui fait) « vivre pour ceux qui ne peuvent pas vivre : pour les humiliés ». Il réaffirma maintes fois cette exigence. Ainsi lorsqu’il reçut le prix Nobel de Littérature, il prononça un discours au cours duquel il déclara : « Un artiste (mais ce qu’il dit d’un artiste est valable pour tout homme), un artiste peut réussir ou manquer son œuvre. Il peut réussir ou manquer sa vie. Mais s’il peut dire que, finalement, au bout de son long effort, il a allégé ou diminué la somme de servitude qui pèse sur les hommes, alors il est, dans une certaine mesure, justifié. » Ainsi Camus trouve une justification à l’exigence humaine dans cette résolution de vivre au service des « humiliés ». Dans la mesure où cette règle de conduite est acceptée par beaucoup, elle favorise la vie en société.

M.B. : Camus a fait de vives critiques du christianisme et de la religion en général. Vous en parlez dans votre livre. Quelles sont ces principales critiques ?

F.C. : il y a en effet, dans les œuvres de Camus, une critique et aussi une objection faites à l’encontre du christianisme et de la religion. La critique est la suivante : Camus reproche aux croyants d’être des résignés. Il leur dit : Parce que vous croyez à la vie éternelle, vous mésestimez la vie présente, vous vous détournez des réalités terrestres. Parce que vous croyez en un Dieu bon et tout-puissant, vous vous en remettez à lui pour tout ce qui arrive. Vous pensez que tous les événements qui se produisent en bien ou en mal, et même les pires calamités, sont voulus ou permis par Dieu. Il faut donc les accepter, s’y résigner sans se révolter, sans s’efforcer d’améliorer la condition humaine. La résignation est ainsi la critique essentielle faite par Camus à la religion, et au christianisme en particulier.

Quant à l’objection qu’il formule, elle concerne le silence de Dieu. Pour lui, Dieu se tait. Il ne s’intéresse pas aux hommes. Il ne répond pas à leur cri de détresse. En sous-titre d’une de ses pièces de théâtre (mise en scène en 1944, intitulée le Malentendu) il avait écrit : « Dieu ne répond pas ».

M.B. : François Chavannes vous êtes croyant, ces critiques ou objections ne vous laissent pas indifférent. Quelles sont vos réactions face à elles ?

F.C. : Face à la critique de résignation, il n’y a pas à opposer de réponse par des discours. Il y a à montrer, par notre comportement, que l’on peut être croyant sans être résignés aux malheurs de ce monde. Les fondateurs des religions (chrétienne ou musulmane) n’ont pas été des résignés. Ils se sont battus notamment pour dénoncer, dans la religion de leur temps, les erreurs qu’elle comportait. Ils ont réalisé une œuvre sur cette terre. Si nous sommes croyants nous devons les imiter et donc ne pas être des hommes résignés, mais des hommes qui œuvrent à l’avènement d’un monde meilleur où Dieu sera mieux reconnu et le prochain mieux respecté.

Quant à l’objection concernant le silence de Dieu, nous pensons comme croyants, que Dieu n’est pas silencieux. Il nous a parlé et sa parole est communiquée dans des écrits auxquels nous adhérons. Mais il est vrai aussi que, dans la parole qu’il nous adresse, Dieu ne répond pas à toutes les questions que l’homme se pose, si bien qu’il y a, à l’intérieur de la foi, des questions  qui demeurent sans réponse. Avoir la foi ce n’est pas avoir réponse à tout, notamment aux questions posées par le scandale du mal. Il faut d’ailleurs éviter de donner une explication au mal, car le mal doit rester un scandale, c’est-à-dire ce qui ne doit pas être et ce contre quoi nous devons lutter. En fait, nous révélons qui nous sommes par l’attitude que nous prenons face au mal, qui doit demeurer pour nous un mystère et un scandale. 
 
Notes :

(1) Né en 1922, François Chavanes est dominicain et vit à Alger depuis plus de 50 ans.
(2) François Chavanes, Albert Camus. "Il faut vivre maintenant". Questions posées au christianisme par l'œuvre d'Albert Camus, Le Cerf, Paris, 1990, 222 p.
 

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