Photo : extraite de Ziane-online.com
« Le silence, c'est la mort,
et toi, si tu te tais, tu meurs
et si tu parles, tu meurs.
Alors, dis et meurs! »
Tahar Djaout
(Azzefoun, 1954 — Alger, 1993)
Au printemps de l’année 1993, j’avais croisé Tahar Djaout à Alger, rue Didouche Mourad, l’une des plus animées de la capitale algérienne, lieu très fréquenté par les étudiants et les intellectuels, à deux pas de l’Université. J’allais vers la Grande-Poste et lui, remontait la rue, la démarche tranquille et le sourire toujours aux lèvres. Nous nous sommes salués et je le lui avais proposé sur-le-champ, de participer à une émission de la radio Chaîne III, radio francophone, la plus avant-gardiste de l’époque.
Tahar avait des problèmes de mécanique avec sa vieille voiture qu’il devait réparer. Il avait donné son accord de principe et l’on devait se rappeler dans les tous prochains jours.
Il n’y a eu jamais de rappel.
Le 26 mai, j’apprends à la rédaction de la III, l’effroyable nouvelle.
L’assassinat
Tahar Djaout était assassiné alors qu’il s’apprêtait à quitter son appartement à Baïnem, à l’ouest d’Alger, pour rejoindre le journal Ruptures qu’il avait fondé avec quelques amis, plus tôt cette année 1993. Djaout meurt le 2 juin après s’être resté une semaine dans le coma. On ne saura jamais qui était derrière cet assassinat, le premier d’une longue série qui allait endeuiller l’Algérie. L’organisation Reporters sans frontières note que « l’affaire Djaout, son énigme, cristallise le malaise qui règne dans la société algérienne concernant les assassinats. »
Tout comme le relève Eric Sellin, professeur de français et de littératures francophones, à l’Université de Tulane, à la Nouvelle-Orléans, « le fait demeure que Tahar Djaout est mort, résultat d’un assassinat tragique et insensé. Sa disparition prématurée représente une grande perte pour la littérature, car Djaout était l’un des écrivains maghrébins les plus prometteurs de sa génération (1). »
C'est ce que souligne également Julija Sukys, professeure invitée à l’Université McGill, dans un ouvrage consacré au regretté écrivain algérien (2) . C’est une perte souligne-t-elle, non seulement pour l’Algérie et la littérature francophone, mais aussi pour la littérature mondiale. Son livre est une méditation constante sur la mort, la paternité de l’œuvre et le rôle des intellectuels. Ce serait faire violence à sa mémoire en réduisant l’homme à un symbole. Il s’agit préférablement, de lui donner une voix sans faire violence à sa mémoire (3).
La maturité de l’œuvre
Étranger aux cercles du Pouvoir, Tahar Djaout s’intéressait surtout à la culture censée donner à la société, le supplément d’âme pour la faire avancer dans le siècle. Il rêvait en effet, à une Algérie plurielle qui préserverait et défendrait sa culture millénaire.
Il meurt à un moment décisif de sa carrière, juste au moment où son œuvre commençait à acquérir la maturité et la puissance du verbe.
Journaliste, poète et écrivain, il reçut le prix Méditerranée (1991) pour son roman Les Vigiles et acquiert un lectorat international déjà, avec Les Chercheurs d’os (1984) qui dépeint une Algérie obsédée par le souvenir de sa guerre de libération, alors que d’autres peuples ont déjà transcendé cette étape pour regarder désormais vers l’avenir. Poète, il l’était éminemment de par son amour pour l’esthétique, les métaphores et le mot juste. Sa poésie s’écoute et sa beauté suffit à elle-même. Cette écriture ardente se retrouve dans ses romans dont Le dernier été de la raison, couché sur le papier dans les semaines qui ont devancé son assassinat. Le roman n’est pas achevé. Il renferme néanmoins un regard fin et pointu sur la situation algérienne. C’est un livre triste, certes. D’aucuns l’ont souligné. Texte posthume (1999), Le Dernier été est qualifié de fable politique où éclatent le talent littéraire et la grandeur d’âme de Tahar Djaout (4) .
Tahar est auteur d’une douzaine de livres. Son premier ouvrage, un recueil de poésie, Solstice barbelé, a été publié en 1975. Suivra, l'Arche à vau-l'eau (1978) et les Rets de l'oiseleur (1984). Parmi ses écrits, outre ceux déjà cités, il y a lieu de rappeler l'Invention du désert (1987), récit d’une exceptionnelle beauté et le livre-interview consacré à cet autre impénitent démocrate, Mouloud Mammeri.
Jean Déjeux, le grand spécialiste de la littérature algérienne soulignait à juste titre que « Djaout s'insurge sans doute d'abord contre tous les opiums – et il le fait avec une précision féroce. Mais son impatience de l'amour fait surtout éclater les murs, bouscule les tergiversations et les formules convenues. Lui aussi veut vivre en joie et en gloire. (...) La poésie de Djaout est enfin très enracinée dans le terroir africain. Ses racines et ses adhérences viennent à bout du macadam de la Ville; elles plongent dans l'humus ancestral du grand continent et dans ses rythmes. (6) »
En Algérie, aujourd’hui
En cette fin du mois de mai, Tizi-Ouzou se souvient de l’enfant d’Oulkhou en organisant un hommage au journaliste et à l’écrivain dont la liberté de ton canalisait son énergie intellectuelle sur la vision d’une Algérie généreuse. L’engagement et le travail de Tahar Djaout vont être revisités le temps d’une semaine commémorative.
Dix-sept ans après, quelque part au pays, en ce printemps 2010, il y a une femme qui attend encore Tahar, qui ne veut toujours pas croire à son cauchemar. Il y a aussi, une jeune fille qui, forcément, a grandi, et qui attend son père, qui lit ses œuvres et qui s’efforce de comprendre ce qui s’est vraiment passé ce matin du 26 mai 1993, comme elle l’a su plus tard, en écoutant sa mère et en cherchant dans les journaux de l’époque.
En ce printemps 2010, Tahar Djaout, à travers notamment sa poésie lumineuse, réaffirme son appartenance aux hommes de bonne volonté, à cette race des hommes « qui portent jusqu’au tréfonds de leurs neurones des millénaires de soleil.»
Il faut lire et relire Tahar Djaout.
Mouloud Belabdi
Notes :
(1) Eric Sellin, World Literature Today, Vol. 68, 1994
(2) Sukys, Julija, Silence is Death: The Life and Work of Tahar Djaout, University of Nebraska Press, 2007, 143 pages.(3)Sukys, id., Page publicitaire consacrée au livre sur le site de la University of Nebraska Press.
(4) Sukys, id.,Quatrième de couverture.
(5) Jean Déjeux, Jeunes poètes algériens, Paris, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1981.
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