dimanche, janvier 03, 2016

Sadek Hadjeres : Hocine Aït Ahmed, le frère de lutte et les espoirs populaires

Sadek Hadjeres militant nationaliste algérien

Je publie ici, pour la pertinence du sujet, l'article de Sadek Hadjeres, paru dans le quotidien algérien El-Watan du 3 janvier 2016. 

Le soir de son décès, je l’ai dit à sa famille, aux dirigeants du (Parti du Front des forces socialistes) FFS et à l’opinion : le meilleur hommage à lui rendre est de faire fructifier dans un environnement national et mondial toujours plus difficile et complexe, ce qu'il a apporté à son peuple, les enseignements de son long parcours de luttes.

Je ne m’attarderai pas sur les événements, les actions et les valeurs que nous avons partagées, ensemble ou à distance, depuis notre patriotique et inoubliable « groupe PPA de Ben Aknoun » (année 1944-45). Au-delà des faits, déjà évoqués ou susceptibles de l’être plus tard, je voudrais m’en tenir à quelques points dans l’itinéraire de notre regretté l‘Hocine, que je crois essentiels pour l’avenir.
Son parcours d’homme et de militant a illustré hautement le parcours de ceux, innombrables et souvent anonymes, qui face aux épreuves et aux sacrifices, ont refusé la fatalité, le désespoir, l‘esprit de soumission ou les séductions et les compromissions de toutes sortes.

Une qualité précieuse et nécessaire quand un peuple, une nation, une société, décident de briser le cercle de leur humiliation matérielle et morale. Qualité de plus en plus majoritairement appréciée, qui explique pourquoi l’annonce du décès a soulevé une haute vague d’émotion et de respect populaire, en même temps qu’un concert de louanges venant de certains qui n’avaient cessé de le calomnier et déformer le sens de sa vie militante On dit bien chez nous : Ttoul hiatou, kan yechtaq themra ; ki mat, meddou lou 3ardjoun ». (Toute sa vie on lui refusait une datte ; à sa mort on lui en a offert tout un régime).

Cet hommage du vice à la vertu aura eu au moins un mérite : mettre en lumière la dimension nationale de l’homme politique attaché aux souffrances et au sort de son peuple. La nation s’est reconnue en lui, alors qu’on a voulu en vain réduire sa stature à celle du leader charismatique d’une seule région du pays. L’aveu tardif et opportuniste de certains, à des fins démagogiques, confirme à quel point l’expérience nationale et sociale des uns et des autres, a amené les gens de courants et d’obédiences multiples à un constat commun.
Les orientations défendues par Ait Ahmed depuis sa jeunesse se résument à la fidélité à la soif de liberté, de paix, de vérité et de justice sociale de ses compatriotes.

La peine et l’émotion des Algériens n’ont eu d’égale que leur indignation envers le gâchis immense occasionné depuis l’indépendance à la communauté nationale par l’ostracisme des pouvoirs en place à l’encontre des orientations de sauvegarde nationale que Ait Ahmed préconisait. C’est pourquoi de larges milieux patriotiques ont exprimé le sentiment d’une grande perte. Or, sa disparition physique, inscrite dans un destin biologique inexorable, ne serait une perte irréparable pour la nation et la société, que si le message et l’exemple de ce grand militant devaient rester sans relais ni lendemains à un moment crucial de notre Histoire.

Le décès de Da L’Hocine intervient dans un contexte algérien et international des plus graves. Jamais les coups déjà portés contre l’existence et l’intégrité des peuples et des Etats-nations du pourtour méditerranéen et de l’Afrique n’ont été aussi grands. Loin de décourager et d’affaiblir la portée du combat que Ait Ahmed a mené, ce contexte donne l’occasion d’un bilan historique collectif et mobilisateur. Il rend plus sensible le besoin des qualités humaines et politiques que le dirigeant défunt a déployées successivement dans le PPA, le FLN puis le FFS. Les hommages populaires, l’estime des élites et des cadres sérieux et soucieux des intérêts de la nation et de la société, donneront ainsi plus de force aux enseignements de son combat politique.

Ici, je ne décrirai pas les faits dans leur déroulement, ils sont de plus en plus connus. J’attirerai plutôt l’attention sur une thématique dont l’impact a eu à plusieurs reprises une grande importance et reste aujourd’hui d’une actualité brûlante, quant au choix des voies et moyens pour la solution des problèmes vitaux posés au pays.

Comment pour Ait Ahmed se sont présentées les relations entre les formes armées ou pacifiques du combat politique ? Pour lui, avant comme après l’indépendance, il s’agit d’interactions constantes, avec un impact positif ou négatif selon la façon appropriée ou non dont les acteurs sur le terrain conduisent les imbrications ou les successions de ces formes de lutte.

D’autres, involontairement ou consciemment (à des fins particulières), ne distinguent pas ce que ces phases ou formes de lutte ont à la fois de commun et de particulier. Ils n’arrivent pas à comprendre une chose basique : ce n’est pas un hasard si Ait Ahmed, à deux étapes de notre Histoire, a su mener ses luttes de deux façons qui à tort leur paraissent contradictoires. D’un côté il fut l’ardent révolutionnaire qui avec d’autres a inspiré en 1947 la création de l’OS, instrument préparatoire du futur combat armé. En même temps, il fut celui qui, pendant la tragédie nationale des années 90, appela à emprunter la voie pacifique et démocratique pour dépasser et mettre fin à la monstrueuse dérive antinationale.

Ce qu’il faut comprendre de ces deux orientations en apparence diamétralement opposées, c’est qu’elles ont en commun le souci de mobiliser pour la sauvegarde nationale, en s’appuyant sur l’effort de conscience et d’analyse politique, sur un esprit constructif de rassemblement, une volonté de comprendre le vécu et les aspirations de la base populaire.

Des hommes politiques comme Ait Ahmed, Abbane, Benmehidi, Mehri et tant d’autres l’ont bien compris. Est-ce que vont le comprendre (on peut en douter) les autorités qui, en proclamant les huit jours de deuil, ont mis unilatéralement en relief l’hommage mérité que la patrie doit aux pionniers et combattants de la guerre d’indépendance, tout en laissant dans l’ombre l’opposition pacifique au régime antidémocratique instauré après l’indépendance et les orientations constructives préconisée par les courants et forces démocratiques et de progrès ?

En fait, aux yeux de la plupart, le temps continue à démêler le vrai du faux. Face aux prises de conscience qui continuent, aucune piètre manœuvre ou dérobade bureaucratique ne pourra remplacer l’exigence d’un bilan critique sur les graves atteintes portées depuis l’indépendance aux évolutions pacifiques dont l’Algérie a profondément besoin.

Aucune larme de crocodile de ceux qui n’ont cessé de calomnier directement ou sournoisement l’engagement rassembleur du regretté Ait Ahmed, ne parviendra à faire oublier le caractère démocratique de son action d’opposant après l’indépendance. Aucune manœuvre politicienne ne pourra occulter le fait que pour lui, il s‘agit d’un refus global et de principe du régime et non d’une opposition manœuvrière à l’une ou l’autre des composantes des pouvoirs en place. Il n’est pas possible de dissocier le contenu des deux périodes d’avant et après l’indépendance.

Il n’est pas possible de vider la guerre de libération, « ath-thaoura -l- djazairiya », de sa vocation populaire, démocratique, sociale et anti-impérialiste, qui lui était assignée par les appels du 1er novembre 54, la Charte de la Soummam et le programme de Tripoli. L’attachement de Ait Ahmed à l’option pacifique et démocratique, était-il fondamental, exprimant sa forte conviction, ou était-il seulement tacticien et à géométrie variable pour des opportunités de pouvoir ? Il est possible de vérifier concrètement la nature et la continuité de cet attachement à l’occasion des moments cruciaux qui mettent à l’épreuve chaque acteur politique.

Un moment révélateur, s’ajoutant aux épisodes précédents de la crise meurtrière de l’été 1962, est à mon avis celui de sa claire et courageuse protestation contre l’interdiction du Parti Communiste Algérien dès novembre 1962, sous la présidence de Benbella. Il fut la seule personnalité à assumer cette position de principe, dans l’environnement trouble et plein de revirements opportunistes de cette période de l’automne 1962. Le président Ferhat Abbas lui-même, ne l’a pas fait, alors qu’il était probablement l’un de ceux qui mesuraient le grave précédent que constituait cette interdiction pour l’avenir du pays.

Ce n’est pas une forte sympathie pour le mouvement communiste algérien ou mondial qui inspirait ainsi Ait Ahmed. Comme l’indiquait sa déclaration, il a osé ce geste significatif parce que, à la différence de nombreux secteurs nationalistes anesthésiés par une guerre dévastatrice ou idéologiquement désorientés, il entrevoyait mieux la rupture qui s’était dessinée avec les engagements démocratiques et sociaux du 1er novembre 54.

Dans le paysage politique nouveau de fin 1962, où le « parti unique » n’était pas encore institutionnalisé, l’agression ouverte contre le PCA, suivie du coup de force contre le Congrès de l’UGTA deux mois plus tard, avait un sens : le PCA était alors, le seul parti existant à mettre en garde l’opinion contre les dangers du parti et de la pensée uniques. Il préconisait le débat et le large rassemblement dans l’action démocratique et pacifique des forces nationales dans leur diversité, autour des tâches urgentes d’édification.

Son interdiction aggravait l’orientation de la vie politique vers les voies néfastes des épreuves de force. Tout cela portait en germe les désastres des décennies suivantes, en dépit des perspectives fabuleuses qui pouvaient s’ouvrir pour l’Algérie si les personnalités, les forces et les courants qui avaient arraché l’indépendance s’étaient concertées et unies autour des taches communes vitales au lieu de sombrer dans les affrontements hégémonistes.

Par sa prise de position clairvoyante dès la première année de l’indépendance, Ait Ahmed anticipait déjà sur les positions qu’il défendra au cours des décennies suivantes. Selon moi, la solution pacifique des conflits d’intérêts ou d’orientation idéologiques et identitaires était déjà chez lui une position de principe et non un acte d’opposition conjoncturelle.

Sa conviction s’inscrira durablement dans les orientations qu’il prendra dans les décennies suivantes. Sa portée est générale, elle n’est pas atténuée par la parenthèse malheureuse de 1964 avec le faux-pas de la résistance par les armes, symétriquement et en riposte au système de violence et de domination instauré au cours de l’été 1962 par le coup de force militariste de l’état-major de l’ALN des frontières.

Comment expliquer - et sous l‘effet de quel élément du contexte confus du dernier trimestre de 1963 - Ait Ahmed fut amené avec ses compagnons et malgré ses convictions profondes, dans le piège et l’option de la militarisation de son opposition politique et démocratique ?
La militarisation de la résistance légitime à l’arbitraire était obsolète dans une Algérie devenue indépendante et dont la population éprouvée par sept ans de guerre aspirait intensément à la paix. Par surcroît, cette résistance armée était dangereusement localisée à une seule région du pays particulièrement vulnérable au risque politique (à l’échelle de toute l’Algérie) d’accusations de division nationale sur une base identitaire.

Pourtant les documents programmatiques qui avaient accompagné la fondation du FFS en septembre 1963 allaient dans le sens d’une grande bataille politique démocratique compatible avec des voies pacifiques à l’échelle nationale. Leur application sur le terrain, comme semble l’indiquer la fin du document fondateur du FFS, était confiée à la discrétion d’un organisme exécutif.

Faute de documents autorisés et accessibles, la question encore obscure et douloureuse à toutes les mouvances patriotiques et de progrès, ne commencera probablement à s’éclairer que par des témoignages et travaux de chercheurs historiens. Pour les nouvelles générations, une évaluation objective et nuancée réduira à néant les procès d’intention propagandistes visant à discréditer les positions de fond authentiquement démocratiques d’un leader national comme Ait Ahmed.

Il me parait certain, et les décennies suivantes l’ont confirmé, que ces évènements des années 60 auront grandement renforcé chez Ait Ahmed et le FFS, la conviction que seules les mobilisations dans les voies démocratiques et pacifiques répondent aux besoins du développement harmonieux, économique, culturel et dans tous les domaines de l’édification de l’Algérie post coloniale.

Cet enseignement précieux, le FFS avec Ait Ahmed est l’organisation partisane qui l’a de plus en plus intégré dans son patrimoine politique et idéologique à travers des épreuves difficiles à affronter dans un contexte algérien dominé par une forte culture de l’alignement sur les rapports de force armé, au détriment du rôle nécessaire du politique dans une voie démocratique.

En fait, cette question capitale a concerné et marqué de façon aiguë, positivement ou négativement, le parcours de toutes les mouvances politiques et idéologiques du pays dans le contexte d’aujourd’hui. Aucune formation politique, quelle que soit sa sensibilité idéologique ou identitaire, n’a échappé temporairement ou durablement au cours de l’après-indépendance, à la tentation d’instrumentaliser politiquement la force armée, que ce soit dans sa propre action ou dans ses orientations d’alliances de nature à entraîner le renoncement à son autonomie et ses principes fondateurs.

Cette tentation, héritée de certaines dérives et pratiques graves de la guerre d’indépendance, avait pourtant fait l’objet de mises en garde clairvoyantes durant la guerre d‘indépendance. On sait comment ont été sabordées certaines recommandations essentielles de la Charte de la Soummam, elles-mêmes inspirées de l’esprit hautement politique de l’appel historique du 1er novembre 54. Et, durant les décennies successives de l’indépendance, toutes les aventures sans exception, visant à substituer l’intervention armée à de saines et démocratiques compétitions ou rassemblements politiques, ont aggravé le sort des espoirs démocratiques et sociaux.

Le coup de force de l’été 1962 a inauguré ce cycle infernal, inspirant et acculant divers segments de l’opposition au recours aux mêmes mentalités et stratégies perverses. Par contre il est possible de constater que les seules avancées dans les espoirs et dans l’édification nationale depuis 1962, se sont produites dans les moments où ont progressé dans l’Algérie profonde l’implication active, la participation consciente de la société et les mobilisations démocratiques, respectueuses de l’autonomie de toutes les instances partisanes et du mouvement associatif.

Des moments où a progressé dans les esprits le besoin de consensus positifs et mobilisateurs, c’est-à-dire répondant véritablement à l’intérêt commun de l’Algérie saine et majoritaire, à l’exception des couches prédatrices, celles des fauteurs d’arbitraire et des inféodés à l’impérialisme. Est-il possible à l’Algérie de vivre encore des avancées beaucoup plus sûres et massives alors que de graves périls se sont accumulés sur la nation et la société ? Apparemment, nous en sommes encore loin, quand on observe la scène politique d’aujourd’hui, le cynisme et la vulgarité avec laquelle les représentants des cercles dirigeants s’expriment et gèrent les affaires du pays, le mépris dans lequel ils tiennent leurs concitoyens en écrasant impitoyablement leurs intérêts sociaux et toutes leurs aspirations légitimes.

Mais en même temps cet état des lieux explique pourquoi à l’occasion du décès et des obsèques d’un héros national de la démocratie, un autre modèle de pratique politique est mieux apparu à la société en quête de gestion digne, propre et responsable des intérêts et des affaires du pays. Des raisons de ne pas désespérer apparaissent. L’espoir est devenu beaucoup plus fondé, quoique confronté aux plus grandes difficultés, à l’exemple de l’itinéraire semé d’obstacles et de dangers de Hocine Ait Ahmed.

Depuis qu’il n’est plus présent physiquement parmi ce peuple qu'il aimait, les idées et l’exemple de ce grand dirigeant exercent une attraction encore plus grande, tant ils incarnent ce à quoi aspire le citoyen. C’est dire à quel point s’impose un devoir que Ait Ahmed considérait comme l’atout majeur du projet national, démocratique, social et culturel : faire converger l’action avec l’élévation de la conscience politique !. Après l’émotion et la grande ferveur, vient pour tous le moment de la réflexion et de la mobilisation Tu es toujours présent avec nous, L’Hocine !

Sadek Hadjeres




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