Sadek Hadjeres militant nationaliste algérien |
Je publie ici, pour la pertinence du sujet, l'article de Sadek Hadjeres, paru dans le quotidien algérien El-Watan du 3 janvier 2016.
Le soir de son décès, je l’ai dit à sa famille, aux dirigeants du (Parti du Front des forces socialistes) FFS
et à l’opinion : le meilleur hommage à lui rendre est de faire fructifier dans
un environnement national et mondial toujours plus difficile et complexe, ce
qu'il a apporté à son peuple, les enseignements de son long parcours de luttes.
Je ne m’attarderai pas sur les événements, les actions et les valeurs
que nous avons partagées, ensemble ou à distance, depuis notre patriotique et
inoubliable « groupe PPA de Ben Aknoun » (année 1944-45). Au-delà des faits,
déjà évoqués ou susceptibles de l’être plus tard, je voudrais m’en tenir à
quelques points dans l’itinéraire de notre regretté l‘Hocine, que je crois
essentiels pour l’avenir.
Son parcours d’homme et de militant a illustré hautement le parcours de
ceux, innombrables et souvent anonymes, qui face aux épreuves et aux
sacrifices, ont refusé la fatalité, le désespoir, l‘esprit de soumission ou les
séductions et les compromissions de toutes sortes.
Une qualité précieuse et nécessaire quand un peuple, une nation, une
société, décident de briser le cercle de leur humiliation matérielle et morale.
Qualité de plus en plus majoritairement appréciée, qui explique pourquoi
l’annonce du décès a soulevé une haute vague d’émotion et de respect populaire,
en même temps qu’un concert de louanges venant de certains qui n’avaient cessé
de le calomnier et déformer le sens de sa vie militante On dit bien chez nous :
Ttoul hiatou, kan yechtaq themra ; ki mat, meddou lou 3ardjoun ». (Toute sa vie
on lui refusait une datte ; à sa mort on lui en a offert tout un régime).
Cet hommage du vice à la vertu aura eu au moins un mérite : mettre en
lumière la dimension nationale de l’homme politique attaché aux souffrances et
au sort de son peuple. La nation s’est reconnue en lui, alors qu’on a voulu en
vain réduire sa stature à celle du leader charismatique d’une seule région du
pays. L’aveu tardif et opportuniste de certains, à des fins démagogiques,
confirme à quel point l’expérience nationale et sociale des uns et des autres,
a amené les gens de courants et d’obédiences multiples à un constat commun.
Les orientations défendues par Ait Ahmed depuis sa jeunesse se résument
à la fidélité à la soif de liberté, de paix, de vérité et de justice sociale de
ses compatriotes.
La peine et l’émotion des Algériens n’ont eu d’égale que leur
indignation envers le gâchis immense occasionné depuis l’indépendance à la
communauté nationale par l’ostracisme des pouvoirs en place à l’encontre des
orientations de sauvegarde nationale que Ait Ahmed préconisait. C’est pourquoi
de larges milieux patriotiques ont exprimé le sentiment d’une grande perte. Or,
sa disparition physique, inscrite dans un destin biologique inexorable, ne
serait une perte irréparable pour la nation et la société, que si le message et
l’exemple de ce grand militant devaient rester sans relais ni lendemains à un
moment crucial de notre Histoire.
Le décès de Da L’Hocine intervient dans un contexte algérien et
international des plus graves. Jamais les coups déjà portés contre l’existence
et l’intégrité des peuples et des Etats-nations du pourtour méditerranéen et de
l’Afrique n’ont été aussi grands. Loin de décourager et d’affaiblir la portée
du combat que Ait Ahmed a mené, ce contexte donne l’occasion d’un bilan
historique collectif et mobilisateur. Il rend plus sensible le besoin des
qualités humaines et politiques que le dirigeant défunt a déployées
successivement dans le PPA, le FLN puis le FFS. Les hommages populaires,
l’estime des élites et des cadres sérieux et soucieux des intérêts de la nation
et de la société, donneront ainsi plus de force aux enseignements de son combat
politique.
Ici, je ne décrirai pas les faits dans leur déroulement, ils sont de
plus en plus connus. J’attirerai plutôt l’attention sur une thématique dont
l’impact a eu à plusieurs reprises une grande importance et reste aujourd’hui
d’une actualité brûlante, quant au choix des voies et moyens pour la solution
des problèmes vitaux posés au pays.
Comment pour Ait Ahmed se sont présentées les relations entre les
formes armées ou pacifiques du combat politique ? Pour lui, avant comme après
l’indépendance, il s’agit d’interactions constantes, avec un impact positif ou
négatif selon la façon appropriée ou non dont les acteurs sur le terrain
conduisent les imbrications ou les successions de ces formes de lutte.
D’autres, involontairement ou consciemment (à des fins particulières),
ne distinguent pas ce que ces phases ou formes de lutte ont à la fois de commun
et de particulier. Ils n’arrivent pas à comprendre une chose basique : ce n’est
pas un hasard si Ait Ahmed, à deux étapes de notre Histoire, a su mener ses
luttes de deux façons qui à tort leur paraissent contradictoires. D’un côté il
fut l’ardent révolutionnaire qui avec d’autres a inspiré en 1947 la création de
l’OS, instrument préparatoire du futur combat armé. En même temps, il fut celui
qui, pendant la tragédie nationale des années 90, appela à emprunter la voie
pacifique et démocratique pour dépasser et mettre fin à la monstrueuse dérive
antinationale.
Ce qu’il faut comprendre de ces deux orientations en apparence
diamétralement opposées, c’est qu’elles ont en commun le souci de mobiliser
pour la sauvegarde nationale, en s’appuyant sur l’effort de conscience et
d’analyse politique, sur un esprit constructif de rassemblement, une volonté de
comprendre le vécu et les aspirations de la base populaire.
Des hommes politiques comme Ait Ahmed, Abbane, Benmehidi, Mehri et tant
d’autres l’ont bien compris. Est-ce que vont le comprendre (on peut en douter)
les autorités qui, en proclamant les huit jours de deuil, ont mis
unilatéralement en relief l’hommage mérité que la patrie doit aux pionniers et
combattants de la guerre d’indépendance, tout en laissant dans l’ombre
l’opposition pacifique au régime antidémocratique instauré après l’indépendance
et les orientations constructives préconisée par les courants et forces
démocratiques et de progrès ?
En fait, aux yeux de la plupart, le temps continue à démêler le vrai du
faux. Face aux prises de conscience qui continuent, aucune piètre manœuvre ou
dérobade bureaucratique ne pourra remplacer l’exigence d’un bilan critique sur
les graves atteintes portées depuis l’indépendance aux évolutions pacifiques
dont l’Algérie a profondément besoin.
Aucune larme de crocodile de ceux qui n’ont cessé de calomnier
directement ou sournoisement l’engagement rassembleur du regretté Ait Ahmed, ne
parviendra à faire oublier le caractère démocratique de son action d’opposant
après l’indépendance. Aucune manœuvre politicienne ne pourra occulter le fait
que pour lui, il s‘agit d’un refus global et de principe du régime et non d’une
opposition manœuvrière à l’une ou l’autre des composantes des pouvoirs en
place. Il n’est pas possible de dissocier le contenu des deux périodes d’avant
et après l’indépendance.
Il n’est pas possible de vider la guerre de libération, « ath-thaoura
-l- djazairiya », de sa vocation populaire, démocratique, sociale et
anti-impérialiste, qui lui était assignée par les appels du 1er novembre 54, la
Charte de la Soummam et le programme de Tripoli. L’attachement de Ait Ahmed à
l’option pacifique et démocratique, était-il fondamental, exprimant sa forte conviction,
ou était-il seulement tacticien et à géométrie variable pour des opportunités
de pouvoir ? Il est possible de vérifier concrètement la nature et la
continuité de cet attachement à l’occasion des moments cruciaux qui mettent à
l’épreuve chaque acteur politique.
Un moment révélateur, s’ajoutant aux épisodes précédents de la crise
meurtrière de l’été 1962, est à mon avis celui de sa claire et courageuse
protestation contre l’interdiction du Parti Communiste Algérien dès novembre
1962, sous la présidence de Benbella. Il fut la seule personnalité à assumer
cette position de principe, dans l’environnement trouble et plein de
revirements opportunistes de cette période de l’automne 1962. Le président
Ferhat Abbas lui-même, ne l’a pas fait, alors qu’il était probablement l’un de
ceux qui mesuraient le grave précédent que constituait cette interdiction pour
l’avenir du pays.
Ce n’est pas une forte sympathie pour le mouvement communiste algérien
ou mondial qui inspirait ainsi Ait Ahmed. Comme l’indiquait sa déclaration, il
a osé ce geste significatif parce que, à la différence de nombreux secteurs
nationalistes anesthésiés par une guerre dévastatrice ou idéologiquement
désorientés, il entrevoyait mieux la rupture qui s’était dessinée avec les
engagements démocratiques et sociaux du 1er novembre 54.
Dans le paysage politique nouveau de fin 1962, où le « parti unique »
n’était pas encore institutionnalisé, l’agression ouverte contre le PCA, suivie
du coup de force contre le Congrès de l’UGTA deux mois plus tard, avait un sens
: le PCA était alors, le seul parti existant à mettre en garde l’opinion contre
les dangers du parti et de la pensée uniques. Il préconisait le débat et le
large rassemblement dans l’action démocratique et pacifique des forces
nationales dans leur diversité, autour des tâches urgentes d’édification.
Son interdiction aggravait l’orientation de la vie politique vers les
voies néfastes des épreuves de force. Tout cela portait en germe les désastres
des décennies suivantes, en dépit des perspectives fabuleuses qui pouvaient
s’ouvrir pour l’Algérie si les personnalités, les forces et les courants qui
avaient arraché l’indépendance s’étaient concertées et unies autour des taches
communes vitales au lieu de sombrer dans les affrontements hégémonistes.
Par sa prise de position clairvoyante dès la première année de
l’indépendance, Ait Ahmed anticipait déjà sur les positions qu’il défendra au
cours des décennies suivantes. Selon moi, la solution pacifique des conflits
d’intérêts ou d’orientation idéologiques et identitaires était déjà chez lui
une position de principe et non un acte d’opposition conjoncturelle.
Sa conviction s’inscrira durablement dans les orientations qu’il
prendra dans les décennies suivantes. Sa portée est générale, elle n’est pas atténuée
par la parenthèse malheureuse de 1964 avec le faux-pas de la résistance par les
armes, symétriquement et en riposte au système de violence et de domination
instauré au cours de l’été 1962 par le coup de force militariste de
l’état-major de l’ALN des frontières.
Comment expliquer - et sous l‘effet de quel élément du contexte confus
du dernier trimestre de 1963 - Ait Ahmed fut amené avec ses compagnons et
malgré ses convictions profondes, dans le piège et l’option de la
militarisation de son opposition politique et démocratique ?
La militarisation de la résistance légitime à l’arbitraire était
obsolète dans une Algérie devenue indépendante et dont la population éprouvée
par sept ans de guerre aspirait intensément à la paix. Par surcroît, cette
résistance armée était dangereusement localisée à une seule région du pays
particulièrement vulnérable au risque politique (à l’échelle de toute
l’Algérie) d’accusations de division nationale sur une base identitaire.
Pourtant les documents programmatiques qui avaient accompagné la
fondation du FFS en septembre 1963 allaient dans le sens d’une grande bataille
politique démocratique compatible avec des voies pacifiques à l’échelle
nationale. Leur application sur le terrain, comme semble l’indiquer la fin du
document fondateur du FFS, était confiée à la discrétion d’un organisme
exécutif.
Faute de documents autorisés et accessibles, la question encore obscure
et douloureuse à toutes les mouvances patriotiques et de progrès, ne commencera
probablement à s’éclairer que par des témoignages et travaux de chercheurs
historiens. Pour les nouvelles générations, une évaluation objective et nuancée
réduira à néant les procès d’intention propagandistes visant à discréditer les
positions de fond authentiquement démocratiques d’un leader national comme Ait
Ahmed.
Il me parait certain, et les décennies suivantes l’ont confirmé, que
ces évènements des années 60 auront grandement renforcé chez Ait Ahmed et le
FFS, la conviction que seules les mobilisations dans les voies démocratiques et
pacifiques répondent aux besoins du développement harmonieux, économique,
culturel et dans tous les domaines de l’édification de l’Algérie post
coloniale.
Cet enseignement précieux, le FFS avec Ait Ahmed est l’organisation
partisane qui l’a de plus en plus intégré dans son patrimoine politique et
idéologique à travers des épreuves difficiles à affronter dans un contexte
algérien dominé par une forte culture de l’alignement sur les rapports de force
armé, au détriment du rôle nécessaire du politique dans une voie démocratique.
En fait, cette question capitale a concerné et marqué de façon aiguë,
positivement ou négativement, le parcours de toutes les mouvances politiques et
idéologiques du pays dans le contexte d’aujourd’hui. Aucune formation
politique, quelle que soit sa sensibilité idéologique ou identitaire, n’a
échappé temporairement ou durablement au cours de l’après-indépendance, à la
tentation d’instrumentaliser politiquement la force armée, que ce soit dans sa
propre action ou dans ses orientations d’alliances de nature à entraîner le
renoncement à son autonomie et ses principes fondateurs.
Cette tentation, héritée de certaines dérives et pratiques graves de la
guerre d’indépendance, avait pourtant fait l’objet de mises en garde
clairvoyantes durant la guerre d‘indépendance. On sait comment ont été
sabordées certaines recommandations essentielles de la Charte de la Soummam,
elles-mêmes inspirées de l’esprit hautement politique de l’appel historique du
1er novembre 54. Et, durant les décennies successives de l’indépendance, toutes
les aventures sans exception, visant à substituer l’intervention armée à de
saines et démocratiques compétitions ou rassemblements politiques, ont aggravé
le sort des espoirs démocratiques et sociaux.
Le coup de force de l’été 1962 a inauguré ce cycle infernal, inspirant
et acculant divers segments de l’opposition au recours aux mêmes mentalités et
stratégies perverses. Par contre il est possible de constater que les seules
avancées dans les espoirs et dans l’édification nationale depuis 1962, se sont
produites dans les moments où ont progressé dans l’Algérie profonde
l’implication active, la participation consciente de la société et les
mobilisations démocratiques, respectueuses de l’autonomie de toutes les
instances partisanes et du mouvement associatif.
Des moments où a progressé dans les esprits le besoin de consensus
positifs et mobilisateurs, c’est-à-dire répondant véritablement à l’intérêt
commun de l’Algérie saine et majoritaire, à l’exception des couches
prédatrices, celles des fauteurs d’arbitraire et des inféodés à l’impérialisme.
Est-il possible à l’Algérie de vivre encore des avancées beaucoup plus sûres et
massives alors que de graves périls se sont accumulés sur la nation et la
société ? Apparemment, nous en sommes encore loin, quand on observe la scène
politique d’aujourd’hui, le cynisme et la vulgarité avec laquelle les
représentants des cercles dirigeants s’expriment et gèrent les affaires du
pays, le mépris dans lequel ils tiennent leurs concitoyens en écrasant
impitoyablement leurs intérêts sociaux et toutes leurs aspirations légitimes.
Mais en même temps cet état des lieux explique pourquoi à l’occasion du
décès et des obsèques d’un héros national de la démocratie, un autre modèle de
pratique politique est mieux apparu à la société en quête de gestion digne,
propre et responsable des intérêts et des affaires du pays. Des raisons de ne
pas désespérer apparaissent. L’espoir est devenu beaucoup plus fondé, quoique
confronté aux plus grandes difficultés, à l’exemple de l’itinéraire semé
d’obstacles et de dangers de Hocine Ait Ahmed.
Depuis qu’il n’est plus présent physiquement parmi ce peuple qu'il
aimait, les idées et l’exemple de ce grand dirigeant exercent une attraction
encore plus grande, tant ils incarnent ce à quoi aspire le citoyen. C’est dire
à quel point s’impose un devoir que Ait Ahmed considérait comme l’atout majeur
du projet national, démocratique, social et culturel : faire converger l’action
avec l’élévation de la conscience politique !. Après l’émotion et la grande ferveur,
vient pour tous le moment de la réflexion et de la mobilisation Tu es toujours
présent avec nous, L’Hocine !
Sadek Hadjeres
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