Voici
un témoignage précieux de Sadek Hadjeres, qui parle d’un autre
grand homme, Henri Alleg. Tous les deux sont Algériens. Et ce témoignage qui date de 2005 s’adresse
aux nouvelles générations d’Algériens qui n’ont pas connu la guerre et les
premières années de l’indépendance de l’Algérie. Ce témoignage qui date de 2005 a été publié par Sadek Hadjeress sur son blog Mouvement social algérien et reproduit ce samedi par
un journal dont je respecte et adhère à sa ligne éditoriale, Le Quotidien d’Oran. En le publiant dans ce carnet Web, je pense à
mon ami, Christian Buono, un grand frère qui a connu Henri dans la même cellule
pendant l’écriture de La Question.
M.B.
En quoi
Henri Alleg est-il précieux aux nouvelles générations ?
par
Sadek Hadjeres
Figure
respectée du mouvement national et du journalisme algérien, personnalité de
notoriété internationale, Henri ALLEG nous a quittés après une vie bien remplie
de combattant tenace, exemplaire d'intelligence et de générosité.
Comme
ses enfants, sa famille, ses innombrables amis, nous ne serons plus sous le
charme de sa silhouette souriante et bonhomme de « little big man »,
sincère et direct, au regard malicieux derrière ses lunettes cerclées ;
plein d'allant et d'énergie, d'humour et du sens de la dérision, irradiant la
sympathie autour de lui. Malgré l'inexorable fait accompli biologique, il est
encore parmi nous, dans les esprits et les cœurs, par la qualité et l'envergure
de son parcours.
Chacun
l'a exprimé à sa façon. Une ancienne militante aux convictions laïques m'écrit
en réprimant à peine un vœu irréaliste: « des gens comme lui ne devraient
pas mourir ! » Des citoyens en nombre le tiennent pour un des leurs et
l'expriment sur le registre religieux : « Allah irahmou, que Dieu le
tienne en sa miséricorde ». En France, son témoignage « La Question »
avait en son temps et jusqu'à aujourd'hui suscité l'émotion et de fortes
solidarités dans un éventail diversifié d'opinions. Chez tous, c'est
l'admiration envers le courage physique et moral, mais aussi et surtout
politique.
L'homme qui a vaincu les tortionnaires
L'émotion
admirative se retrouve chez toutes les générations, parce que le fléau de la
torture érigée en système est toujours prêt à rebondir, comme une hydre à
plusieurs têtes. Huit ans après que Henri, victime des racistes colonialistes
ait eu l'honneur de le démasquer par son vécu et sa plume, Bachir Hadj Ali a
retracé dans « L'Arbitraire » comment à son tour il a dit « NON »
aux sbires d'un pouvoir se réclamant du nationalisme tout en torturant au long
des décennies ses propres nationaux. Une vingtaine d'années plus tard, des
dizaines de jeunes, syndicalistes et militants étaient atrocement torturés
après avoir été arrêtés « préventivement » à la veille des
manifestations d'Octobre 1988. Nombre de ceux qui dans les comités contre la
torture ont dénoncé ces actes ont été mystérieusement assassinés dans les
années suivantes. Les années 90 ont été celles des sévices d'une barbarie
inouïe, perpétrés sous la responsabilité des clans hégémonistes rivaux et le
déferlement de haines civiles à grande échelle, trahissant aussi bien les
valeurs religieuses que républicaines dont les uns et les autres se
réclamaient. Rien ne dit que les actes d'arbitraire qui jalonnent aujourd'hui
le quotidien algérien, ne déboucheront pas à nouveau, faute d'issues politiques
pacifiques et démocratiques, sur des paroxysmes de bestialité.
Dans un
sens, les jeunes qui découvrent par les récits et les hommages le courage de
Alleg et de tous les hommes et femmes qui ont affronté et défié les bourreaux,
sont d'une certaine façon mieux armés contre les scepticismes et les
découragements ambiants. Ils découvrent un personnage et un comportement qui
les rassurent, leur rend confiance dans la générosité et la grandeur du genre humain,
discrédité à leurs yeux par les trafiquants de la politique.
Il
reste cependant pour tous à mieux comprendre que le courage ne se limite pas à
la résistance physique et morale. Il est l'expression et le prolongement d'un
socle de courage politique, édifié dans l'engagement civique et militant. Il
est forgé par les lourdes exigences de la mobilisation pour isoler les
tortionnaires et leurs commanditaires politiques avant qu'ils ne sévissent et
qu'ils ne puissent imposer leur loi à une société terrorisée. C'est le mérite
de Henri Alleg de s'y être employé toute sa vie, c'est le message principal
qu'il laisse à la jeunesse du nouveau siècle.
Au cœur des performances d'Alger républicain
de son époque
L'un
des secrets du succès d'Alger républicain dans les deux périodes où Alleg fut
le pilier central de sa direction et de sa rédaction (1950-55 et 1962-65) tient
dans une raison simple. Elle compensait l'insigne faiblesse des moyens
matériels et financiers, par la solidarité populaire qui en a fait chaque fois
le premier quotidien national par l'audience et la confiance de ses lecteurs,
dont chaque enfant scolarisé faisait lecture à ses parents et son entourage peu
lettrés.
Le
secret résidait dans la conjonction souhaitable, mais non évidente ou facile à
réaliser, entre deux exigences simultanées chez le militant engagé dans les
affrontements sans merci contre l'oppression et l'exploitation. D'un côté comme
être humain, Alleg était d'une sensibilité aiguë aux souffrances, à la soif de
dignité de ses congénères, qu'ils s'appellent Youssef ou Joseph, en Algérie ou
ailleurs. Dans le même mouvement d'indignation et comme acteur politique, il
comprenait et déjouait plus que quiconque les mécanismes du comportement
diviseur des cercles colonialistes et impérialistes, ou de leurs émules « nationaux ».
La division était la seule chance pour eux de pérenniser l'injustice du joug
colonial ou des dictatures postcoloniales.
Pour
lui, la sensibilité sociale aiguë et l'attachement aux valeurs culturelles
nationales qui nourrissaient son patriotisme algérien allaient de pair avec la
rationalité universaliste et l'internationalisme sans concession. Dès qu'ils
étaient mis en œuvre ensemble, l'un et l'autre de ces volets se renforçaient
mutuellement. Pour ces deux raisons, Henri « Hamritou », bien que né
hors d'Algérie, faisait partie des élites algériennes les plus proches de leur
peuple. Il en était plus proche, grâce à sa vision sociale et
internationaliste, jusqu'au sacrifice, que ne prétendaient l'être ceux pour qui
le nationalisme populiste était aussi ou surtout un placement, une opportunité
à saisir pour faire de leur peuple en mouvement un marchepied vers les
prérogatives présentes et futures du pouvoir. Henri, quand il lisait pour le
chauffeur que lui avait affecté le parti FLN, les panneaux de circulation en
arabe qui venaient brusquement de remplacer les panneaux en français, était
beaucoup plus proche de son peuple que les bureaucrates qui avaient commis
cette mesure précipitée, sans travail de formation ni respect de leurs
administrés. Cette conception humaine et politique du rapport à son peuple
inspirait le responsable communiste résolu qu'était Alleg. Elle explique
pourquoi il est parvenu le plus souvent avec les équipes rédactionnelles de son
époque, à conjuguer sans « takkabour » (esprit de supériorité) la
fermeté de l'engagement patriotique et de classe avec l'ouverture, l'empathie
et l'écoute envers la société, les simples gens, les couches laborieuses, les
citoyens et citoyennes aux aspirations saines et ordinaires, dans la diversité
de leurs courants de progrès et de leurs sensibilités culturelles.
Pour
lui, la fermeté et l'ouverture étaient deux qualités complémentaires, que
souvent des patriotes et militants sincères ont opposées et caricaturées, en
basculant à des degrés divers soit vers le dogmatisme autoritaire et sectaire,
soit vers des alignements opportunistes sur les pouvoirs en place. Évitant et
combattant ces deux écueils, Alger républicain était devenu naturellement
l'espace attractif vers lequel se tournaient les ouvriers, paysans,
intellectuels et artistes en lutte ou les détenus nationalistes de l'OS qui
comme Abane Ramdane remerciaient du fond de leur prison le journal pour ses
appels à la solidarité active envers leur grève de la faim.
J'illustrerai
plus tard le talent et les efforts persévérants d'Henri, pour articuler ces
deux orientations aussi précieuses que non contradictoires durant son parcours
algérien. Il a de façon soutenue encouragé l'esprit d'initiative individuelle
et collective, de rigueur morale, de respect de ses vis-à-vis quel que soit
leur « rang ». Ce comportement est seul générateur de confiance et de
dynamisme unitaire entre acteurs, qu'ils soient individuels ou partenaires
sociaux et nationaux collectifs. Là est le secret principal de l'impact
historique d'Alger républicain dans ses deux époques les plus fastes,
contrastant avec son déclin ultérieur, dans des conditions nouvelles, certes
plus complexes.
Le
contexte inédit à partir des années 1990 méritait précisément la continuité dans
les meilleures traditions, le déploiement d'une maîtrise dialectique encore
plus grande aussi bien envers les contradictions internes et internationales
qui avaient surgi, qu'envers les potentialités nouvelles en matière de
mobilisation et d'alliances. Faute de quoi, ce quotidien est malgré lui apparu
à une opinion désorientée, non comme le défenseur autonome, qu'il avait
toujours été, des larges intérêts nationaux, démocratiques et sociaux d'une
Algérie gravement frappée par les rivalités de pouvoir, mais comme le
représentant d'une secte qui face aux pressions n'a pas su et pu préserver le
rôle éclairant et rassembleur qui fit sa force et son prestige passés.
Ce
n'est pas le lieu ici - ce sera fait plus tard, avec si possible la coopération
souhaitable des acteurs encore présents - de décrire de façon précise,
constructive et sereine, les mécanismes par lesquels le quotidien prestigieux a
décliné contrairement aux attentes après la « libéralisation » enfin
arrachée de la presse de 1989. Tout n'est pas imputable à l'acharnement
diversifié des forces et services de sécurité pour qui un tel quotidien était
un opposant redouté en raison de son audience populaire et sociale vérifiée
dans le passé. Lorsque le quotidien a reparu après une interdiction d'un quart
de siècle, la relève dirigeante et rédactionnelle a échoué alors qu'elle avait
pourtant fait déjà un large consensus et même un début d'application. Le
responsable de nouvelle génération mis en place avec d'autres militants
expérimentés, avaient l'envergure et les qualités politiques et humaines
similaires à celles déployées par Henri Alleg lui-même devenu la cible de
calomnies sournoises le taxant « d'archaïsme ». Leur compétence, leur
tact, leur esprit unitaire reconnus à travers les tâches délicates des années
clandestines, leur rejet des flatteries, des intimidations et des intrigues
s'ajoutaient à leur bonne maîtrise des problèmes sociaux et idéologiques
émergents de la société et de la jeunesse algériennes. Leur mise en place a été
interrompue et torpillée dans les semaines qui, après les élections municipales
de juin 1990 ; ont suivi la campagne de dévoiement du PAGS pour le
contraindre à s'aligner sur les secteurs du pouvoir qui travaillaient à
aiguiser une grave fracture au sein de la société e de la nation. L'erreur dans
la politique de promotion nécessaire des cadres du journal a été commise sous
la pression d'un pouvoir hostile, puis aggravée par l'affaiblissement ou
l'abandon de méthodes et comportements démocratiques qui avaient fait la force
des équipes passées. Pour le journal, cela s'est traduit par une coupure
sérieuse avec sa large base sociale potentielle dans un pays assoiffé de
vérité, de clarté et de paix. Il se vérifie que l'avenir et la réussite d'un
titre historique requièrent une continuité adaptée aux nouvelles conditions et
la mise en œuvre des ressorts confirmés de ses succès passés.
Alleg, une des figures symboliques d'une
tradition démocratique nationale
Alleg
dans son parcours algérien fut conforté dans le sentiment de n'avoir pas été le
seul à déployer son énergie vers des mobilisations unitaires à la hauteur des
objectifs vitaux communs. D'autres, par delà leurs appartenances et structures
politiques, par delà leurs horizons idéologiques respectifs, ont appelé comme
lui à édifier les passerelles pour joindre les efforts, transcender sans se
renier leurs sensibilités identitaires et idéologiques différentes. Afin que
les tentations hégémonistes ne transforment pas leurs différences normales et
légitimes en barrières trompeuses, en pièges néfastes pour l'action unie dont
le pays avait besoin.
Alleg
en marxiste convaincu, est dans notre histoire l'un des membres éminents d'une
grande famille trans-partisane où se côtoient des figures emblématiques
rassembleuses, étrangères aux tentations hégémonistes. Comme le cheikh
Abdelhamid Benbadis, l'archevêque (puis cardinal) Étienne Duval (dit « Mohamed »)
ou le chrétien progressiste André
Mandouze, ainsi que les prêtres ouvriers liés aux « théologies de la
libération », ou encore le militant-élu MTLD Houari Souiyah d'Oranie ou
l'UDMA Mohamed Bensalem, populaire correspondant d'Alger républicain à
Djelfa-Laghouat, le leader syndical rassembleur Lakhdar Kaïdi, animateur de
grèves historiques sous le régime colonial, l'intellectuel humaniste et chantre
de l'amazighité culturelle Mouloud Mammeri , la femme de lettres et de culture
judéo-berbéro-andalouse et moudjahida, Myriam Ben (Marilyse Benhaïm), tant
d'autres ont tissé ensemble ou chacun de son côté, sans craindre la franche et
loyale confrontation d'idées, la trame d'un élan unitaire aux différents
niveaux de la scène politique.
Toutes
et tous ont assumé dans la clarté leurs différences en valorisant les vertus de
l'union à travers l'action, l'abnégation et les sacrifices partagés. Ils ont
ressenti, alimenté et construit ensemble la conscience d'une identité humaine,
sociale et progressiste commune qui transcende et rassemble en un faisceau
offensif leurs idéaux respectifs, dans les voies patriotique, démocratique,
sociale et internationaliste.
Le
cheikh Larbi Tebessi avait résumé l'esprit de ce courant profond même dans ses
aspects insuffisamment formalisés, quand en août 1951 il avait présidé le
meeting inaugural du FADRL (Front algérien pour la défense et le respect des
Libertés) qui regroupait tous les partis et associations nationales. Il
déclara, sous un torrent d'applaudissements unanimes : « Ce Front ne
demande à personne s'il est musulman, chrétien ou juif. Il ne lui demande que
ceci : es-tu décidé à lutter pour le droit et à combattre pour la liberté ?...
Nous ne faisons pas de différence entre Algériens de naissance et de cœur. Nous
ne faisons pas de différence entre Fatima et Marie. » On comprend pourquoi
les colonialistes ont assassiné en lui en 1956, comme ils l'auraient fait pour
Henri s'ils l'avaient pu, le rêve d'une Algérie qui aurait été avant l'Afrique
du Sud l'initiatrice d'une ère nouvelle de transition vers la liberté et la
fraternité humaines.
S'agit-il
aujourd'hui d'une problématique périmée, du seul fait qu'on ne peut pas refaire
l'Histoire ? Je pense au contraire que pour l'Histoire à venir, elle est
plus que jamais à l'ordre du jour, à une échelle plus vaste dans une planète
agressée massivement par des dangers grandissants. Repérer ensemble les réels
enjeux d'intérêts stratégiques et économiques occultés par les appels
intégristes aux affrontements bellicistes est devenu encore plus vital pour les
habitants du monde, quelle que soit la couleur de leur peau, leur langue, la
divinité, la confession ou la philosophie en lesquelles ils se reconnaissent.
Nous
sommes malheureusement à l'heure où les ennemis de toujours suscitent avec
succès des affrontements aussi sauvages qu'absurdes à l'échelle
transcontinentale, non seulement entre musulmans et non-musulmans, mais aussi
et surtout entre acteurs se réclamant tous de l'islam. Survivre ou non à ces
périls signifie avant tout rester ou non les jouets des aveuglements
suicidaires.
Trois
décennies de la montée en force du néolibéralisme mondialisé mettent de plus en
plus en lumière la vanité et le danger des approches métaphysiques. Elles
tendent à opposer dans leur globalité les courants dits « laïques »
aux courants qualifiés d'islamistes. Pour Henri comme pour tous les partisans
d'une vision philosophique matérialiste de l'Histoire, le clivage réel et
fondamental traverse les courants d'inspiration culturalistes sans exception.
Ce clivage oppose de façon existentielle les partisans de l'indépendance, de
l'égalité et de la justice sociale aux forces de la réaction néolibérale
mondiale et à ses valets et émules sous- développés.
Les
deux camps fondamentaux sont présents autant chez ceux qui se réclament du « laïcisme »
que de « l'islamisme » ou d'autres « ismes ». La position
de principe des partisans de la démocratie souverainiste et sociale est de ne
pas se tromper de cible, de peuple et de combat. Elle est de défendre leur
autonomie de pensée et d'organisation contre les hégémonismes et
fondamentalismes laïcs ou religieux, qui instrumentalisent la confusion. Il
s'agit d'être corps et âme aux côtés et au sein de la société opprimée,
exploitée, cherchant les voies de sa libération.
Le
parcours de Henri Alleg, de ses camarades et amis dans le mouvement national
illustre bien ce choix. Il a été celui de la lutte positive et unitaire contre
aussi bien l'arbitraire sauvage des oppresseurs que contre les aveuglements
chauvins et les replis sectaires des opprimés. C'est pourquoi son nom est si
honoré dans le monde. C'est pourquoi aussi, en attendant de revenir plus tard
sur la portée et les aléas des idéaux rassembleurs que nous a légués Henri, je
soumets aux lecteurs quelques épisodes de son parcours algérien.
Ils
figuraient dans la lettre que je lui adressai en 2005 à l'occasion de la
présentation de son ouvrage « Mémoire algérienne » à la fête de
l'Huma, à laquelle je ne pus malheureusement assister. Ce témoignage provisoire
gagnera à être complété, il me semble déjà aujourd'hui significatif.
L'auteur et historien Algérien Youcef DRIS a publié en juin 2013 aux éditions El IBRIZ, un livre hommage aux français qui ont participé activement à la guerre d'Algérie dans les rangs du FLN. Ce livre qu'il a intitulé LE COMBAT DES JUSTES consacre un grand chapitre au regretté Henri Alleg, son parcours politique son engagement et ce qu'il a enduré dans les geôles coloniales. Un excellent ouvrage pour remercier tous ces combattants de la liberté.
RépondreEffacerMerci pour cette information.
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